Éditions Fayard Noir
San Francisco, Etats-Unis. Broadstreet, Rex, Juan, Don Gordo et les autres vivent dans la gunite, cette glaise collante faite de ciment et d’eau dont ils arrosent les fondations des immeubles, les piles de ponts, les tunnels et les digues. La gunite fait leur fierté, elle les exalte et les dresse contre les éléments. Elle les dévore aussi. Car Broadstreet, Rex, Juan, Don Gordo et les autres vivent au bord des sables mouvants. Fatigue, alcool, intrigues et pauvres expédients, creusent la solitude, rongent l’équilibre, la vigilance, l’espoir, la famille et les dents.
Noir Béton c’est le quotidien de ces hommes précaires, violents et solidaires. C’est le travail au noir, la dureté des patrons, l’impuissance des syndicats. Le portrait magnifique, lancinant, d’un peuple voué, au rythme d’une poésie anonyme, à l’édification d’un empire qui ne les reconnaît pas.
Encore une grande claque à la lecture de ce roman très noir d’Eric Miles Williamson. L’auteur, lui-même ancien ouvrier et galérien du bâtiment sait de quoi il parle et cela se sent à plein nez. Lorsqu’il décrit la misère, l’alcool, la pauvreté c’est avec des mots justes, à fleur de peau et on peut sentir une révolte et une rage toujours (omni)présente.
Entre amitié d’alcoolique et les querelles plus que fréquentes entre les guniteurs, l’auteur nous fait découvrir ce monde incroyable, des hommes qui croupissent dans une précarité atroce, véritables forçats du béton, sans grand espoir de vivre quoi que ce soit de positif avec pour seul horizon la paye en liquide du vendredi soir, les bars à écumer et les bras de femmes trop faciles, elles-mêmes perdues dans ce monde à la dérive.
La dangerosité du métier, les contremaîtres obtus, le chantage au licenciement, les syndicats qui ferment les yeux sur bons nombres de pratiques comme le travail au noir, passage quasi obligé pour ces salariés méprisés et surexploités, accidents du travail à répétition, bref une vison du monde du travail dans le bâtiment à l’américaine absolument effroyable. Il n’y a même pas besoin d’en rajouter, la violence est partout et surtout dans la manière dont ces hommes sont traités, esclavage moderne, agressivité de la vie et surtout indifférence totale du reste du monde qui se fout éperdument que des travailleurs crèvent comme des chiens tout simplement pour consolider un pont ou un bâtiment.
Pour rencontrer des conditions de travail aussi viles il faut pratiquement revenir à Zola ! Le style d’Eric Miles Williamson est direct, sec sans fioritures, les phrases sont courtes. Le roman commence assez lentement, l'auteur installe les personnages, nous explique le métier de ces hommes (je ne savais pas que ça existait moi un guniteur !) et au fur et à mesure l’écriture s’intensifie et nous enveloppe totalement, et on se retrouve, là, englué dans la gunite, tétanisé, comme hypnotisé par l’intensité du vécu de ses hommes. Si la question se posait encore sur la précarité de certains métiers et l’existence de travailleurs véritables parias dans une société de surconsommation, l’auteur s’occupera de vous ouvrir les yeux et en bien grand !
Un roman dérangeant, fort, qui ne plaira sans doute pas à tout le monde car il faut être prêt à prendre cette misère en pleine tête, tel un uppercut et avec un aller-retour pour faire bonne mesure.
Pour moi c’est du grand Art et Eric Miles Williamson nous donne à nouveau la mesure de son immense talent. C’est âpre mais également généreux. A découvrir et à partager sans modération.
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